DANS LA MARGE

et pas seulement par les (dis) grâces de la géographie et de l'histoire...

mardi 6 janvier 2009

P. 65. Le 6 janvier 1944, le Judenlager des Mazures est vide...

Aux Mazures. Photo JEA. DR.

Aucun autre Judenlager que celui des Mazures pour toute la Région Champagne-Ardenne pendant l'occupation.
Ouvert le 18 juillet 1942 avec pour internés 288 juifs d'Anvers (Belgique), il sera fermé le 5 janvier 1944 et ses derniers juifs déportés vers Auschwitz via Drancy (1).
Un évadé, Abraham Casseres (2), a rédigé après la libération le récit (3) du dernier "réveillon" de Noël aux Mazures.

- "Il y a du plaisir à se retrouver dans la pièce des malades (4)... On en oublierait presque être enfermé dans un camp. Les lits ont été sortis de la salle, les murs sont décorés avec des images de fleurs. Dans un coin se dresse le sapin de Noël qui est garni. Mises en forme de fer à cheval, de longues tables portent, pour la première fois depuis que nous sommes dans ce camp, de véritables nappes blanches. Disposées avec beaucoup de goût et de soin, des pommes de sapins et de la verdure participent à cette ambiance de fête. Une petite estrade a été placée dans un autre coin. C'est là que seront présentés les numéros d'attraction attendus depuis longtemps, ceux-là même que les différents prisonniers ont répétés des jours entiers et dans le plus grand mystère.
... Cette atmosphère de fête demandait d'endurer des efforts étranges.


Paix sur terre ! L'épouse et les enfants ont été enlevés de la maison (5). Les meubles ont été emportés par les Allemands (6). Il y a si longtemps qu'il faut rester sans nouvelles du père et de la mère, des frères et des soeurs, des membres de la famille et des amis. Dans l'isolement du camp, nous savons néanmoins très bien quel terrible drame se passe chez nous, il nous en a été parlé à travers les barbelés. Et quand Eric (7) regarde ses compagnons qui sont assis autour de la table bien garnie, il ne voit rien que des fronts ratatinés et des joues épuisées. Ils font semblant de rire devant de l'excellente nourriture mais leurs visages sont remplis de soucis et même de tourments indicibles.
Il ignore comment cela s'est fait, mais tous ses amis qui ont pris place à table lui rappellent brusquement une toile du célèbre peintre Da Vinci : "La dernière Cène". Etait-ce un pressentiment que ce repas bien réel allait être le dernier ? (8).


Dans les baraques des Allemands, le vin faisait monter le niveau sonore. A travers les cloisons, on entendait déjà tôt dans la soirée leurs fanfaronnades de buveurs et cela ne laissait présager rien de bon. Quand les Allemands étaient ivres, il fallait que nous mettions une sourdine à nos épanchements. C'est comme ça qu'ils nous gâchèrent ce soir-là. Chaque jeune avait pourtant fait l'impossible pour rassembler, malgré les difficultés, des instruments de musique et donner de l'entrain à la pièce des malades grâce à un jazz bien bizarre."

Le site du Judenlager utilisé comme terrain de football des Mazures. Photo : JEA. DR.

- "Ainsi se passe et se perd la soirée dans les sourires et les divertissements, jusqu'à ce que tout soit brisé par l'irruption d'un garde allemand : "Weiter machen" ! Qu'est-ce que cela pouvait signifier ? Tout à coup, l'ambiance légère fut réduite en miettes. Et nous sommes longtemps restés comme figés.
Le long Jos (9) revient dans notre baraque : "C'était l'Obergruppenführer (10). Il a téléphoné pour donner l'ordre que nous puissions entonner en choeur nos chansons préférées. A minuit, la garde va venir et nous devrons chanter pour lui." Je demande alors si nous avons la liberté de choisir notre air ? Comme il me répond positivement, je propose "Mein Yiddische Mama" que nous reprendrions en Anglais. Il me répond encore que nous n'avons aucun souci à nous faire.
Les jeunes n'en croyaient pas leurs oreilles. Et comme chacun savait combien Jos a le sens de l'humour, on s'imaginait qu'il plaisantait pour ne pas changer. Et tous de dire : "Dieu, en France, tout est possible." Nous rassemblons alors les meilleurs chanteurs et il ne leur faut pas beaucoup de temps pour s'accorder à plusieurs voix. D'autant que chacun connaissait bien les paroles.

Un peu avant les douze coups, un soldat allemand vient chercher la chorale pour la conduire au corps de garde (11), là où se trouve le téléphone. De façon très militaire, celui-ci sonne juste une minute avant minuit. Un ordre bref claque : "Singen lassen". Les jeunes se mettent en arc-de-cercle devant le téléphone et entonnent ce chant :

Mijn Joodse moeder
Zo goed als jij, was er geen één.
Mijn Joodse moeder
Jij strooide liefde om je heen
Er was geen zorg, geen leed
Dat je kon hinderen;
Je ging door vuur en ijs
Voor 't lot van je kinderen...

Ils chantent encore le second couplet et terminent par :
M'n oudje, m'n echt Joodse moeder,
Moeder mijn...

Un silence de mort succède aux derniers mots. Même le garde allemand qui a le téléphone en main, reste impressionné. La plupart des choristes ont de grosses larmes aux yeux. Alors venant du téléphone, une voix résonne : "Er ist gut...", puis : "Er was sehr schön"." (12).

A l'initiative de l'Association pour la Mémoire du Judenlager des Mazures, Pierre du souvenir inaugurée devant l'espace du camp, en juillet 2005 (Photo : Noël Desmons. DR).

Texte porté par la plaque de bronze :

ICI SE DRESSA DE JUILLET 1942 A JANVIER 1944
LE "JUDENLAGER" DES MAZURES
ANTICHAMBRE DE LA MORT AVANT AUSCHWITZ

Près de 300 déportés juifs d'Anvers (Belgique)
furent mis au travail forcé dans ce camp
237 sont morts ensuite à Auschwitz-Birkenau
Bergen-Belsen Buchenwald Dachau Flossenburg
Mauthausen Natzwiller Theresienstadt
27 survécurent aux camps
2 furent fusillés en Belgique après évasion
27 réussirent leur évasion
"Visiteur, observe les vestiges de ce camp et médite,
de quelque pays que tu sois, tu n'es pas un étranger,
fais que ton voyage ne soit pas inutile,
que notre mort n'ait pas été inutile."

Primo Levi

Notes :

(1) Mémorial des déportés du Judenlager des Mazures. TSAFON, Revue d'études juives du Nord, n°3 hors-série - octobre 2007, Villeneuve d'Ascq, 155 p.
(2) Evadé le 5 janvier 1944 du convoi Charleville-Drancy. Pris en charge par le réseau de résistance d'Emile Fontaine, Juste parmi les Nations. Caché ensuite à Anvers par son épouse Joanna Speeck et ce, jusqu'à la libération.
(3) Récit libre publié sous le pseudonyme de Leslie A. Martin, bloed en tranen, Amsterdam-Antwerpen, Uitgeverij Nova, s. d., 356 p.
(4) Baraque servant d'infirmerie. A noter que même les aspirines y faisaient défaut mais s'y trouver mettait à l'abri du travail forcé.
(5) 103 épouses et 124 enfants d'internés des Mazures furent envoyés à Auschwitz. Seule une épouse, Helena Michnik, survécut.
(6) Allusion à la möbelaktion entamée en 1942 : pillage systématique des biens et avoirs juifs pour théoriquement les sinistrés des bombardements alliés sur l'Allemagne.
(7) Pseudonyme choisi par Abraham Casseres dans son propre récit.
(8) Les derniers internés juifs sont en effet réunis la nuit du 4 au 5 janvier 1944 pour être descendus à la gare de Charleville d'où va partir un convoi pour Drancy. Dans ce convoi figureront aussi des ouvriers juifs des colonies agricoles allemandes et des juifs des Ardennes.
(9) Josef Peretz. Evadé de la gare de Charleville le 5 janvier 1944. Se réfugia auprès du chef de gare de Revin, Léon Devingt qui par une filière de cheminots, l'évacua vers la Belgique. Toujours en vie, domicilié à Toronto (Canada).
(10) Grade de général SS. Il est permis de supposer une confusion avec Obersturmführer, lieutenant SS, grade "banal" dans les camps.
(11) Le Judenlager s'ouvre par une porte composée de deux battants barbelés. Le corps de garde se situe dans le camp même, à droite de l'entrée.
(12) Traduit du Néerlandais par JEA.

My Yiddishe Mame.
Barbara Baranova et Thomas Novotny.


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